Les légendes pédagogiques de Normand Baillargeon

Note : Ce n’est pas la première fois que j’écris ici concernant Normand Baillargeon (1, 2, 3, 4). Il pourrait s’avérer utile de consulter certains de ces billets pour contextualiser cette critique du livre Légendes Pédagogiques.

D’autres l’ont mentionné avant moi (dont ce blogueur), Légendes pédagogiques devrait être une lecture obligatoire pour tous ceux qui oeuvrent ou désirent oeuvrer en éducation au Québec. D’abord parce qu’il développe la pensée critique en éducation. Idéalement, l’essai devrait être lu dans le cadre d’un cours où il pourrait être discuté, car il me semble que plusieurs points abordés exigent des éclaircissements. Ensuite parce que ce livre contribue à identifier ce qui peut favoriser des apprentissages de haut niveau chez l’élève et l’étudiant. Je pense aux propos du chapitre 1 sur la mémoire de travail / à long terme, sur les « simples faits », sur les connaissances inflexibles et sur la structure de surface / profonde, en particulier. Ça m’a d’ailleurs rappelé que depuis quelques années au Québec, on suggère aux enseignants du primaire et du secondaire au début d’une situation d’apprentissage avec les élèves « d’activer ce qu’il savent déjà » d’un sujet, en commençant une séquence.

Au terme de la lecture que je viens de terminer, j’ai le sentiment d’avoir réfléchi sur la pédagogie, d’avoir pu prendre du recul sur certaines de mes pratiques (ou croyances) et d’avoir appris de nouveaux mots (par exemple, «margoulins», page 222). J’ai aussi beaucoup appris sur certains auteurs, dont John Hattie, qui a synthétisé 800 méta-analyses relatives aux facteurs susceptibles de contribuer à la réussite scolaire. Pas banal…

Quelques visites sur le site Web de M. Hattie m’ont incité à en savoir davantage sur ses travaux et j’ai été particulièrement impressionné par le « Hattie Ranking », une façon de classifier les différentes influences selon leur niveau d’efficacité. Par exemple, quand on regarde du côté du « teaching effects » sur la réussite des élèves, on constate que l’évaluation formative, l’enseignement réciproque et le feedback se situent dans le haut du palmarès de ce qui fonctionne!

D’ailleurs, j’en profite pour rappeler que c’est une des forces de l’utilisation des blogues en classe que de favoriser le feedback en beaucoup plus grand nombre. Les travaux de Stéphane Allaire sur ce sujet me paraissent aborder ce point.

Normand Baillargeon explique clairement avant le premier chapitre comment il a mené son enquête sur les quatorze « légendes » au menu. Sa méthodologie est redoutable, dans la foulée de son « Petit cours d’autodéfense intellectuelle »; certaines démonstrations portent vers des conclusions claires, alors que d’autres me paraissent moins évidentes.

Ce dernier constat n’a en rien diminué mon intérêt de lecteur.

Il faut d’abord savoir que le choix de l’expression « légendes pédagogiques » est calqué sur la notion plus ou moins connue de « légendes urbaines », ces histoires qui, « bien qu’elles ne soient pas avérées et soient fort probablement fausses, sont néanmoins données pour vraies ».

L’auteur affirme « qu’elles se retrouvent en abondance dans le monde de l’éducation ». Si ça me semble évident pour certaines « des légendes » identifiées, pour d’autres, je ne sais pas d’où vient cette impression. Personnellement, c’est la première fois que j’entendais parler de fasciathérapie, de somato-psychopédagogie, de communication facilitée, de brain gym ou d’environnements enrichis.

Si je me fie sur la quantité de notes prise pendant ma lecture du livre, je me suis fortement senti interpellé par ma lecture des cinq premiers chapitres et très peu par les chapitres suivants, à l’exception peut-être de celui portant sur la programmation neurolinguistique.

Le livre porte très bien son titre quand il est question de certaines excentricités pédagogiques, mais ce même titre devient un peu pompeux pour qualifier d’autres courants pédagogiques qui exigent dans leur appréciation, nuances et circonspection. Faisant déjà partie des sceptiques avant de commencer la lecture des chapitres six, sept, huit, neuf, onze, douze et treize, je peux facilement imaginer que les arguments de l’auteur ont eu tendance à confirmer mes impressions de départ, mais il faut aussi dire que je n’ai pas connu dans ma pratique, des enseignants étant réellement perméables à ces « approches ». Il faut aussi ajouter que six de ces sept chapitres sont très courts (autour d’une dizaine de pages chacun).

N’étant pas très porté vers le sujet des neurosciences, j’ai lu le huitième chapitre avec autant de concentration que possible. Je retiens de la démonstration de M. Baillargeon que le potentiel révolutionnaire en pédagogie d’une meilleure connaissance du fonctionnement du cerveau humain reste à venir. Je suis très sensible au message à l’effet de « préparer les enseignants et les enseignantes à évaluer de manière critique ce qu’on leur rapporte et ce qu’on leur conseille au nom des neurosciences ».

Une tête bien faite ou une tête bien pleine ?
L’esprit de Montaigne et sa citation bien connue occupe une grande part du ton des quatre premiers chapitres. C’est le prétexte pour questionner certaines prises de positions de Michel Serres, par exemple, en comprimant le tout sur une question d’extériorisation de la mémoire. On parvient à démontrer, ainsi, que dans cet esprit, l’enseignement des faits équivaut à une perte de temps. Je me suis senti ramené au temps du débat connaissances vs compétences.

J’ai déjà écrit que M. Baillargeon grossissait exagérément l’influence du constructivisme radical et de Ernst von Glasersfeld sur ce qui est encore appelé « la réforme de l’éducation », mais qui ne s’est jamais vraiment implanté au Québec, fort heureusement, diront plusieurs. Je ne reviendrai pas là-dessus exagérément, mais on sent encore très fort cette quête d’invalider par ce chemin certaines postures pédagogiques liées aux réflexions actuelles dans les écoles du Québec.

Je suis en total accord qu’il est une « bien mauvaise habitude intellectuelle de soutenir une idée ou de préconiser une pratique pour de mauvaises raisons » (page 94), mais je continue de croire que tous les élèves d’une classe n’apprennent pas en même temps les mêmes choses au même rythme et qu’une certaine différenciation dans les approches peut s’avérer utile en classe. J’ai eu en tête, à tord ou à raison, les mots de Thomas de Koninck pendant la lecture des quatre premiers chapitres : « Être compétent en mathématiques et être savant mathématicien, c’est la même chose ».

Ainsi, est-ce qu’une tête bien faite, ne devrait pas être un tête bien pleine ?

Les quatre premiers chapitres du livre de Baillargeon sont provocateurs et très intéressants.

Technologies de l’information et des communications
Le principal reproche de Normand Baillargeon adressée aux enthousiastes de mon genre qui croient que le recours aux technologies de l’information et des communications (TIC) en éducation est un « véritable pathos de la nouveauté » réside dans les hyperboles et les affirmations infondées qui « sont légions en matière de NTIC », selon lui. Il en a retenu trois :

  • Les natifs du numérique auraient sans doute des cerveaux différents;
  • Les élèves seraient devenus à ce point adeptes du multitâche que l’enseignement devrait s’adapter à cette radicale nouveauté;
  • Les MOOC (Massive Open Online Course) seraient sur le point de révolutionner l’enseignement universitaire.

Ce chapitre cinq est celui qui m’a le plus intéressé, on le comprendra.

Reprocher à Marc Prensky d’avoir mal recopié le nom d’un auteur (Bruce D. Perry qu’il cite comme étant Dr Berry) le fait passer pour quelqu’un qui manque franchement de rigueur, d’autant qu’il est à l’origine de deux des trois « hyperboles et affirmations infondées » citées.

J’ai rencontré Marc Prensky dans un événement (Clair 2010) voilà quelques années déjà et j’ai beaucoup consulté ses ouvrages. L’ampleur de sa contribution au domaine de l’éducation ne mérite pas le traitement que M. Baillargeon lui réserve dans son livre. Son essai du début des années 2 000, son deuxième opus sur le même thème et l’article au Devoir traitant de son approche en éducation ne font pas qu’évoquer l’hypothèse de changements dans les cerveaux des jeunes ou le multitâche. Ils décrivent le nouveau rapport qu’entretiennent les jeunes avec les supports de la connaissance. Prensky cherche à anticiper les transformations que cela pourrait entraîner à l’école :

« Comment adapter l’école afin que les enseignants puissent prendre conscience qu’ils ne sont plus les dépositaires uniques de la connaissance, que les changements se produisent à une vitesse si accélérée qu’ils doivent aussi avoir l’humilité d’accepter que les jeunes soient à leur tour des passeurs de connaissance? Tout un défi. »

Je tiens à mentionner que je partage l’avis que « ce n’est presque jamais une bonne idée que de faire plusieurs choses à la fois (comme parler au téléphone en conduisant) et de passer d’une tâche à une autre. Nous sommes meilleurs en nous concentrant sur une seule tâche que lorsque nous en faisons plusieurs à la fois » – une tautologie? (page 126).

Je me souviens d’avoir échangé avec Marc Prensky sur ces questions (cerveaux et multitâche) suite à la lecture du point de vue de M. Baillargeon dans un billet écrit avant la parution de son présent livre. Marc Prensky me racontait à ce moment qu’il ne croyait pas (ou plus?) à des changements structurels à la base du cerveau des natifs du numérique. Quand au multitâche, j’ai senti que sa position avait changé; il reconnaissait que « plus le cerveau des jeunes est occupé, plus le degré d’attention pour une de ces tâches peut être affecté par l’autre ». Je cite ici un autre billet écrit dans la foulée de celui témoignant de ma rencontre avec M. Prensky en mai 2010 où un journaliste me questionnait sur le multitâche…

« Plusieurs personnes se leurrent sur les mérites du multitâche alors qu’ils confondent automatismes et tâches qui demandent de l’attention. Par exemple, le simple fait de marcher est un automatisme qui demande des énergies au cerveau et qui, d’une certaine façon, nous distrait. La moyenne des ours possède l’attention nécessaire pour multiplier ce type de tâches [rendues automatiques]. « Une personne s’adapte à certaines stimulations et le multitâche me paraîtrait «plus rentable» dans des conditions où l’on ne solliciterait pas les mêmes zones du cerveau », explique-t-il [c’est de moi dont il est question]. Et jusqu’à preuve du contraire, les membres de la génération C qui ont grandi avec les outils numériques n’auront pas plus de facilité à butiner d’une tâche à l’autre. »

On comprendra donc que je reproche à M. Baillargeon de casser du sucre inutilement sur le dos de Marc Prensky, même si je le félicite d’avoir traité dans ce chapitre cinq de son livre de ces deux énormités (changements structurels aux cerveaux des natifs et vertus du multitâche), pour les pourfendre. Il me semble bien inutile de personnaliser les débats avec quelqu’un dont la pensée ne peut qu’évoluer, dû au court laps de temps qui s’est écoulé depuis l’arrivée d’Internet grand public.

Je fais miens les trois conseils de Willingham aux enseignants rapportés par M. Baillargeon à la page 125 :

  • Découragez la pratique du multitâche chez vos élèves…
  • Ne vous demandez pas tant ce que vous pourriez faire avec telle ou telle technologie, mais décidez ce que vous devez ou voulez faire et demandez-vous si telle ou telle technologie peut ou non vous aider à réaliser votre tâche. Vous aider non seulement à la réaliser, mais aussi à mieux la réaliser.
  • Consultez, pour vous inspirer, des sites dans lesquels des collègues partagent les fruits de leurs expériences avec les NTIC…

Si j’avais à fournir des détails à partir de ces « conseils » aux enseignants, je dirais de travailler encore plus fort à profiter des technologies pour partager davantage et construire ensemble. Il me semble que c’est un des gros avantages des TIC que de pouvoir faire reposer sur plusieurs épaules ce qu’un enseignant faisait jadis en solitaire. Construire du matériel pédagogique, objectiver des stratégies, se donner plus de moyens de se faire appuyer dans sa classe, chercher du soutien… ce sont, toutes, des actions qui me semblent mieux pouvoir se faire via les moyens « modernes » de communiquer. Ceux qui essaient me paraissent obtenir du succès et n’éprouvent pas l’impression de participer à une « légende pédagogique »… M’enfin.

La lecture du chapitre cinq du livre de Normand Baillargeon me porte à déduire qu’il n’est pas anti-utilisation des TIC (je me demande tout comme Gilles Jobin pourquoi ajouter un «N»?). Il me paraît être plutôt méfiant envers les raisonnements faciles et les idées reçues, ce qui est loin de poser problème.

J’ajouterai un court commentaire sur ce qu’il écrit sur les MOOC, sur l’utilisation des jeux électroniques ou des TBI. Les démonstrations de l’auteur ne sont pas dénuées de logique, mais se sont arrêtées sur des éléments facilement critiquables, évacuant complètement les raisonnements de ceux qui travaillent sérieusement avec les réseaux et les TIC, et qui démontrent eux-aussi, à la fois les limites, mais le potentiel de leurs utilisations pour faire apprendre. Je serais curieux d’inviter M. Baillargeon à consulter des auteurs sérieux comme Stephen Downes, Georges Siemens, Thierry Karsenti, ou Julian Alvarez. Je me demande si – tout comme moi – ils seraient plutôt d’accord avec ce qui a été écrit dans le bouquin sur ces sujets? Sûrement par contre, ils auraient plusieurs éléments à ajouter, car tout ce qui touche l’utilisation des TIC en éducation n’est pas que « légendes »…

Le livre de Normand Baillargeon remet en question toute forme d’enseignement à distance (s’appuyant sur la thèse de Hubert Dreyfus). Ses « zélateurs » (toujours selon Dreyfus) doivent comprendre qu’il ne peut devenir « un enseignement débouchant sur la grande compétence et l’expertise » (page 130). Hum… Mais qu’en serait-il des cMOOC, qui sont très différents des autres MOOC, M. Baillargeon ? Et pourquoi ne pas avoir traité des jeux sérieux plutôt que du jeu en général ?

Probablement parce que l’intention d’écriture du livre portait sur l’idée de débusquer des « mythes », et les TBI (et ce n’est pas moi qui va défendre l’utilisation en classe des TBI – 1, 2, 3), le jeu et les MOOC tels que discutés en ce moment prêtent effectivement flanc à pouvoir en être ou à en devenir. Je n’en pense pas beaucoup moins des tablettes ou des téléphones multifonctions dans l’état actuel des choses… Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.

« C’est ce qu’on fait avec ces technologies » (page 136) qui importe et en ce sens, ce chapitre du livre de Normand Baillargeon est extrêmement utile. Sur les MOOC par exemple, si je continue de croire que les universitaires n’ont pas idée de ce que la mise en réseaux des gens et des contenus va bouleverser leur «écosystème» dans les prochaines années, je ne blâmerai personne – ni M. Baillargeon bien sûr – d’afficher du scepticisme en lisant que tous « les MOOC (en général) vont révolutionner l’enseignement supérieur »!

Les révolutions annoncées à tout instant dans le monde de l’éducation ont causé – et causent encore – plus de remous qu’ils représentent des avancées réelles et il est clair qu’un livre comme celui dont il est question dans ce billet – qui remet une dose de bon sens – doit être pris au sérieux. Les innovations en éducation qui apportent une réelle valeur ne passent pas toutes par l’utilisation des TIC, de toutes façons.

Par contre, comme l’écrit Normand Baillargeon (il cite Robert E. Slavin en page 148), « Je n’ai aucun doute que lorsque des solutions prometteuses et reproductibles à des problèmes pérennes en éducation seront trouvées, les écoles feront un usage significatif de la technologie et de l’accès à Internet ». Dans la foulée de ce que propose M. Baillargeon (« consulter la recherche crédible avant de s’engager »), je suggère la lecture attentive de deux billets, « Pour en finir avec le procès des TIC en éducation » (de Jacques Cool) et « Cinq obstacles à l’intégration des TIC à la pédagogie » (de Marc-André Girard) qui contiennent plusieurs références intéressantes pouvant fournir quelques pistes judicieuses aux enseignants désireux de continuer leurs réflexions sur le sujet, afin de peaufiner leurs stratégies en classes.

Mise à jour du 15 mars 2014 : Autre billet sur le même sujet sur le blogue de Daniel Marquis.

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