La déprime des journaux imprimés

Note : Ce billet a d’abord été publié au Journal de Québec dans la section « blogue ».

L’annonce de la semaine dernière des co-présidents de Power Corporation a paru surprenante, à écouter la réaction de certains observateurs : les éditions papiers de plusieurs quotidiens régionaux du groupe Gesca sont menacées. Pas que ceux-là, probablement, aurait-on pu ajouter…

Ce qu’on a réalisé lors de la dernière année et cette année, c’est qu’il y a une chute énorme des revenus publicitaires qui viennent du national et aussi du détail. Ça augure mal pour la survie des quotidiens, là je parle de l’imprimé – André Desmarais.

Sur son fil Twitter aujourd’hui (1, 2, 3), Katia Gagnon (journaliste à La Presse) précise :

Les syndicats de journaux de Gesca ont rencontré la haute direction. « De nombreuses incertitudes persistent quant au devenir des journaux régionaux de Gesca. Toutefois, dans l’esprit de la direction de l’entreprise, il apparaît clair que la survie de ces six médias passe par leur intégration à la plateforme numérique La Presse+ ».

(Ajout : Complément d’information au Devoir du 22 mai)

Que des journaux doivent se transformer ou disparaître ne devrait étonner personne. Le milieu de la musique, celui de l’édition, l’industrie du cinéma et plusieurs autres ont dû s’adapter à la montée en puissance de l’utilisation d’Internet et des possibilités qu’ont maintenant monsieur/madame tout le monde à générer du contenu, sans connaître l’informatique ou les langages de programmation. Je ne suis pas en train de dire que ces domaines ont réussi à s’adapter, mais il fallait vivre sur une autre planète ces derniers dix ans pour ne pas avoir vu le monde changer à travers le parcours sinueux de nombreuses entreprises culturelles et médiatiques qui ont fait l’actualité, partout dans le monde.

Deux chercheurs (Colette Brin et Marilou St-Pierre) ont documenté en 2013 dans un rapport de 64 pages la crise des médias et effectifs rédactionnels au Québec. Leur conclusion dans ces moments difficiles est intéressante : devant la baisse des revenus publicitaires, deux principaux réflexes ont été identifiés, « la diminution des coûts de production et l’adoption d’une certaine concentration et convergence ». Une certaine restructuration des entreprises et du travail des journalistes s’est fait sentir, mais très peu de remises en question du principal modèle d’affaires ont eu lieu.

Le rapport précise que selon l’Association des Journaux canadiens, les recettes publicitaires des versions papiers des quotidiens payants ont baissé de 25% entre 2006 et 2011 et ce n’est plus un mystère pour personne que plusieurs lecteurs se déplacent vers le Web, même si c’est à un rythme moins rapide que les capitaux. Aussi, la même source rapporte que huit quotidiens sur douze ont connu une baisse de leur diffusion hebdomadaire, le Devoir ayant connu une forte hausse (8%) et The Gazette ayant subi la plus grande baisse (12%). Ne nous réjouissons pas trop vite, « Le quotidien Le Devoir a connu en 2013 sa pire année au chapitre des finances depuis la crise des revenus publicitaires de 2008, qui avait durement frappé toute la presse écrite » (source).

Je constate que la tendance est lourde. Le modèle d’affaires doit être revu.

On écoute moins de musique par l’entremise du support « disque ». On n’est plus obligé de passer par un producteur ou un éditeur pour diffuser de la musique ou de la littérature. Daniel Boucher expliquait hier soir chez Pénélope qu’il se demandait sérieusement s’il devait « endisquer » ou n’offrir que la version numérique de son nouvel album dont le premier « single » – Embarques-tu? – circule actuellement ? À son public de l’aiguiller, semble-t-il…

L’explosion des sites comme Netflix ou YouTube a complètement modifié le comportement des cinéphiles ou des amateurs de séries télévisées.

Je me pose donc la question : La déprime des journaux imprimés vient-elle de la nonchalance ou de la méconnaissance ? A-t-on fait suffisamment d’efforts pour s’adapter ?

J’ai retenu deux réactions significatives dans les jours qui ont suivi la sortie des Desmarais : celles de Stéphane Baillargeon au Devoir et de Pierre Allard au Droit (texte publié sur son blogue perso), deux journalistes au coeur du métier et des transformations exigées. Les deux me paraissent confirmer les propos de Michael Maness – Knight Foundation, cité dans une enquête rapportée par Baillargeon, « The Goat Must be Fed » : « Beaucoup de gens sont encore fâchés contre Internet ».

Il serait grand temps de revenir à de meilleurs sentiments face au Web.

Les remises en question ne me paraissent pas être du côté de celles que réclament M. Allard qui reproche au milieu journalistique son « silence assourdissant », aux dirigeants des entreprises de presse d’être trop préoccupés par « leurs marges de profit » ou à je ne sais qui de « tout mettre leurs oeufs dans le panier numérique ». Si vaincre la peur est le début de la sagesse – Bertrand Russel, « la colère, si elle n’est pas retenue, est souvent plus nuisible pour nous que la blessure qu’elle provoque – Lucius Annaeus Seneca. »

Dans son article, Stéphane Baillargeon ajoutait : « Leur monde s’effondre et, très souvent, les rédactions restent figées sur de vieux modèles, le corporatisme syndical ne faisant que rajouter des entraves aux blocages souvent imposés par les directions issues du même moule. Les chiens de garde aboient. La caravane passe. »

Je suggère de s’inspirer de quelques idées simples énoncées par quelques acteurs/observateurs intéressés (je pense à Bruno Boutot, Sylvain Carle) qui penchent naturellement vers une révolution culturelle à faire dans la recherche de nouveaux modèles d’affaires. Je la caractériserais de la manière suivante : DE la mise en valeur des contenus éditoriaux et des marchés d’audience VERS la mise à contribution des communautés d’intérêts et des marchés d’individus.

Voici quelques pistes pouvant nous conduire vers ce nouveau modèle d’affaires…

  • Un accueil de qualité aux individus qui acceptent de s’identifier sur la plate-forme d’un média.
  • L’aménagement d’un système de gestion des identités, souple et efficace.
  • La reconnaissance du fait que ces individus peuvent contribuer à l’enrichissement des contenus.
  • L’aménagement de modalités de participation exemptes de complication.

Le développement des communautés d’intérêts peut s’inspirer du modèle « direct to fan » sur lequel certains entrepreneurs-artistes travaillent (exemple: Guillaume Déziel). Ça me paraît être une bon filon, mais l’univers médiatique doit aller plus loin.

« De nouveaux types de revenus peuvent surgir quand on acueille sur le Web une partie de son public comme des individus, qu’on leur donne l’opportunité de créer et qu’on leur permet d’acquérir une réputation. » (source)

« Pour vraiment tirer profit du réseau, il faut savoir écouter autant, sinon plus, que diffuser. Ça c’est difficile pour la plupart des médias qui ne sont pas structurés et organisés pour écouter. Aussi, la nouvelle doit me trouver sur le réseau. Elle doit donc voyager, être amplifiée, pour être trouvée, découverte; la distribution sur le réseau passe par l’amplification, la recommandation et le partage. » (source)

Dans son billet « The Business Model Is Not a Mystery », Bruno Boutot décrit les bases d’une nouvelle approche basée sur l’accueil : « Une plateforme où les gens peuvent échanger du contenu et faire du commerce ». Les conversations (les échanges de contenus) et la place d’affaires de personne à personne (faire du commerce) dépendent de quatre facteurs :

  • L’origine (définit qui initie l’action de communiquer entre un média et l’usager)
  • La proximité (définit la distance entre un usager et le média)
  • L’égalité (définit le niveau d’échanges entre un média et un usager)
  • La mémoire (définit l’espace et augmente le temps disponible envers le media)

Est-ce que davantage de journalisme collaboratif doit être au menu ? Est-ce que l’économie collaborative fait partie du futur des médias ou ses limites en disqualifient toute forme d’expérimentation ?

Je ne sais pas, mais je souhaite participer à la réflexion.

Le meilleur est à venir, je crois… à condition de sortir de sa colère contre Internet.

Mise à jour du lendemain : Des maires craignent la « Montréalisation ». En soirée, autre confirmation : « Gesca : les journaux régionaux seront intégrés à La Presse+, dit le syndicat ». Le Journal les affaires publie également un suivi.

Mise à jour du 24 mai 2014 : D’autres articles paraissent sur l’avenir des quotidiens de Gesca (1, 2). David Desjardins au Devoir en fait le sujet de sa chronique : « Si les journaux régionaux veulent survivre, il faudra qu’ils trempent leur professionnalisme dans un minimum d’audace. »

Mise à jour du 31 mai 2014 : Un des journalistes cités dans ce billet a perdu son emploi cette semaine. Explications dans ce topo de Ici, Radio-Canada.

Mise à jour du 2 juin 2014 : La FPJQ défend le droit de Pierre Allard de s’exprimer sur l’avenir de son métier.

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