Les effets de réseaux

Mise en garde: Ce document fait partie d’un dossier complet produit dans le contexte de la mise en ligne du site Le 21e siècle dévoilé dans la foulée d’une démarche qui pourrait conduire vers l’adoption d’un plan numérique pour le Québec.

«Apprendre», c’est un bien grand mot. Du haut de ses neuf lettres, il évoque la présence d’un mystère attrayant, d’une clé passe-partout qui ouvre toutes les portes ou d’un concept creux utilisé à toutes les sauces pour qualifier un comportement humain, naturel et instinctif qui permet à tous de s’adapter à son environnement. Apprendre est un verbe; on fait référence ici à un processus. Souvent, « apprendre » est lié à un sujet d’étude qui est en même temps, une sorte de résultante, l’éducation. Tout cela pour situer «l’apprenant», celui qui apprend.

La perspective de cette série de textes s’inscrit dans l’identification du cheminement vécu par celui qui apprend au contact d’un Internet de plus en plus participatif. Le point de vue adopté sera celui du participant qui génère du contenu – en vue d’apprendre – par l’entremise d’internet. Dans sa première période de croissance, les ordinateurs étaient souvent utilisés, lorsqu’ils étaient connectés au Web, tels des téléviseurs munis d’un clavier. Nous sommes passés d’un mode « consultation seulement » à un mode bidirectionnel où la production de contenu est devenue légion… «L’apprenant 2.0» ne fait donc pas qu’utiliser Internet pour consulter des pages Web. S’il a commencé par échanger du courriel, il exploite maintenant la bidirectionnalité des possibilités qu’offre le «World Wide Web». Il fait partie de réseaux, il s’est donnée une identité numérique et surtout, il s’est offert une grande diversité de lieux d’accès à la connaissance en plus de mettre à disposition aux autres, ce qu’il sait.

À partir du moment où on observe que chacun n’apprend pas la même chose en même temps, à la même vitesse, on se dit qu’il y a possiblement plusieurs chemins qui mènent aux apprentissages. Les tentatives ont été nombreuses de ramener ces diverses voies d’accès à la connaissance à un seul parcours où l’ensemble des apprenants suit une démarche commune. L’évolution d’Internet (particulièrement dans sa «phase 2.0») agit à l’opposé de ces gens qui se servent de la connaissance en tant qu’objet de pouvoir. En démocratisant Internet, on a donné un large accès au savoir et toute tentative de l’encapsuler pourrait être perçu comme un retour en arrière.

L’itinéraire unique a déjà apporté certains résultats positifs. Dans un contexte où il n’était pas donné à tous de pouvoir fréquenter l’école et où la connaissance était rare, voire, concentrée dans les hauts lieux du savoir, il était plus facile pour un enseignant d’imposer un parcours unique aux apprenants devant lui. Nous sommes maintenant dans une période d’abondance, tant au niveau de l’accès à une foule de données, qu’au niveau de l’accès à l’information ou à une multitude d’opinions, tout cela pouvant, dans certains cas, devenir des connaissances. L’école est devenue accessible à tous, elle s’est «démocratisée» au Québec avec la période de la Révolution tranquille; le savoir est en voie lui aussi de connaître la même démocratisation, amplifié par l’entrée à l’école des dispositifs comme les téléphones multifonctions et les tablettes électroniques.

Il convient maintenant de nommer certaines insatisfactions vécues par les apprenants à l’école en dehors d’un contexte où celui qui fait apprendre ne prévoit pas un minimum de différenciation pédagogique, le chemin d’accès à la connaissance lui paraissant varié et tout aussi riche d’une source à l’autre.

Si personne ne questionne le bien-fondé d’une destination commune (ce qui est à apprendre), plusieurs apprenants se sentent mal à l’aise au contact d’un itinéraire unique pour tous. Ce message de Gaël Plantin (2009) prend ici tout son sens : «Adaptons nos pratiques afin que chaque apprenant puisse être maître de son temps…»
Autre variable donc… le temps! Il est compté «le temps», il s’avère rare donc et il possède beaucoup de valeur. Pas étonnant qu’en dehors des lieux traditionnellement voués à l’apprentissage, les apprenants aient pu expérimenter d’autres façons d’apprendre que celles, valorisées dans les écoles, collèges et universités. Hors, des contraintes de la gestion de groupe et des grands ensembles, l’apprenant est souvent seul et exposé au même besoin de s’adapter. C’est ici qu’entre en jeu l’importance des réseaux.

Depuis Gutenberg (invention de l’imprimerie au début du 15e siècle), aucun changement dans le support à la connaissance n’avait bousculé autant l’ordre établi qu’Internet. Imaginons… Des personnes peuvent se transmettre du contenu de formation autrement qu’en étant en présence les uns des autres. Le parallèle entre la période de Gutenberg et celle d’aujourd’hui est riche en enseignement : nous prenons conscience du même vertige lié à la perte de certains de nos repères qui font en sorte que les modes apprentissage sont revisités! Plus besoin de tout retenir par cœur puisqu’on peut retrouver ce qu’il y a à retenir par l’un des nombreux supports existants après l’avoir appris et intégré. Ce qui fait dire au philosophe Michel Serres (2007) que «Les nouvelles technologies nous ont condamnés à devenir intelligents !»

Le domaine de la musique, des médias de masse (journaux, télévision, radio, publicité, etc.) et de l’édition y «goûtent» : les réseaux deviennent un enjeu important qui perturbe autant l’éducation que ces autres secteurs. Pourquoi? Parce qu’il y a de moins en moins d’intermédiaires pour pouvoir produire du contenu. Celui qui fait quelques apprentissages peut immédiatement reproduire ce qu’il veut diffuser et l’offrir directement à un réseau d’internautes, après l’avoir modifié – adapté – ou non). Depuis qu’il n’est plus nécessaire de convaincre un éditeur pour produire et diffuser de la musique, des images ou du texte, depuis qu’il n’est plus nécessaire de connaître les langages de programmation pour publier du contenu, soi-même, dans le «réseau des réseaux» (qu’il soit «très moche» ou de «très grande qualité»), les apprenants ont massivement investi La Toile pour s’exprimer!

Par l’intermédiaire des blogues, des wikis, des réseaux sociaux (Twitter, Facebook, etc.) et du clavardage (pour ne donner que ces exemples), les apprenants ont envahi l’espace public provoquant une conversation à plusieurs voix et une grande quête d’apprentissage tous azimuts. Tout cela ne se fait pas sans heurt ; la bousculade et le chaos n’étant pas garant de réelle valeur ajoutée. Qu’à cela ne tienne, l’apprenant qui se sent au cœur de la construction de son propre parcours, peine davantage à suivre celui, unique, qui lui serait imposé par une institution ou un enseignant. Ça se complique davantage quand ce seul scénario n’est pas adapté aux apprenants; on entend trop souvent dire qu’il est plus facile d’apprendre en dehors des institutions d’enseignement… pour qu’il n’y ait pas un lien de cause à effet sur cette question liée au changement de paradigme de celui de l’enseignement vers celui de l’apprentissage (Tardif, 1998 – Dwyer, 1994).

Anderson (2004) a bien expliqué comment une multitude de petits producteurs de contenus (ou de relayeurs, c’est selon) peut constituer «un marché» au moins égal sinon plus grand aux quelques gros producteurs d’avant qui monopolisaient un domaine. L’économie de la connaissance s’en trouve radicalement transformée : les réseaux prennent maintenant toute leur importance. C’est ce qu’on appelle la théorie de la «longue traîne» caractérisée par cette longue liste de petits générateurs de contenu.

Entouré de gens qui sont là pour apprendre, muni de l’accès à de nombreux dispositifs de production de contenu et en contact constant avec des moteurs de recherche qui offrent des «réponses» à toutes ses questions au moment où elles surviennent, l’apprenant, dans ces circonstances, est à la recherche des clés de lecture. Données, informations et opinions ne veulent pas dire savoir! Pas étonnant… confronté à autant de sources pouvant lui fournir la matière première, qu’il cherche à exercer son jugement critique!

Si l’enseignant demeure une voie importante de diffusion du savoir et si son expertise demeure essentielle pour contextualiser tout ce qui circule directement vers les apprenants, les autres canaux sont accessibles et il n’est plus possible pour un pourvoyeur de connaissances de faire comme si ces autres voies n’existaient pas. Un enseignant qui veut que tout passe par lui s’offre tout un contrat. Les réseaux ne sont pas nés avec Internet; loin de constituer des monopoles, les réseaux informatiques ne sont pas les seuls à gagner en importance dans cette dynamique.

L’indexation par les moteurs de recherche, l’apparition (et l’utilisation) des fils RSS (ces modalités permettent de s’abonner à un site Web pour être avisé lors d’un changement), puis du microblogging (ces sites qui permettent en 140 caractères ou moins de produire de courts billets dans une page Web à laquelle on peut s’abonner), ont eu le don de valoriser les producteurs de contenus et d’encourager la moindre initiative en ce sens. Une simple démarche d’objectivation en cours d’apprentissage, si elle s’opère en public, a le potentiel de devenir un élément repérable et rapidement disséminé, d’autant plus que le sujet de ce partage est unique et répond aux dogmes de l’algorithme des Google de ce monde. Admettons que nous avons avantage à mieux connaître ce qui gouverne les choix de Google lorsqu’on lui soumet une requête. Nous y reviendrons, plus précisément dans le texte numéro trois.

Encouragé à «réfléchir» ainsi dans l’espace public, l’apprenant s’expose, certes, mais tire profit de la réaction des autres pour construire ses apprentissages. Il fait de nouveaux liens, il se surprend à décapsuler certaines de ses inhibitions intellectuelles et aussi, il se butte au fait de laisser certaines traces qu’il voudrait bien reprendre, parfois, il faut le dire. Si de nouvelles motivations peuvent apparaître, les opportunités côtoient aussi les pièges. Nous voyons ainsi naître par le développement des possibilités du numérique une sorte de nouvelle culture de l’apprentissage

On verra que «les effets de réseaux» peuvent encourager l’apprenant dans sa quête du savoir, surtout lorsqu’on évite de lui faire croire qu’il doit attendre une certaine maîtrise de ce qu’il croit savoir avant de le partager. Il devra parfois apprendre à la dure et réaliser que l’avantage du producteur de contenu, s’il s’en trouve rapidement reconnu, doit aussi être de le rendre responsable auprès de ceux avec qui il communique. Ce n’est pas tout de réaliser qu’on peut rapidement influencer. On pardonnera à celui qui est apprentissage, mais on exigera aussi qu’il ne laisse jamais derrière lui ce qu’il ne pourra pas assumer une fois qu’il sera passé à autre chose.

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